CHAPITRE IX
Cette fois ils avaient posté deux hommes devant la porte secondaire du cinéma : ils se méfiaient mais visiblement les deux types n’étaient pas exagérément nerveux. Logique : d’habitude, avant la venue d’un exécuteur, la victime reçoit un petit coup de téléphone de l’organisation. Mais cette fois-ci pas d’avertissement : personne n’envoyait John Wayne et il agissait pour son propre compte…
Il fit jaillir la lame de son cran d’arrêt, en saisit l’extrémité entre deux doigts et ramena sa main en arrière. Il bondit un quart de seconde après avoir lancé le couteau.
Lorsqu’il arriva à la hauteur du truand de droite, celui de gauche avait déjà reçu trois centimètres d’acier au travers de la gorge. Le survivant n’eut pas le temps de proférer un son : le genou de John Wayne le cueillit au bas-ventre et, alors qu’il se pliait en deux, le poing de l’exécuteur remonta et lui percuta le menton ; sous le choc, les os craquèrent et le type s’écroula en désordre sur les pavés.
John Wayne refit sans problème le chemin qu’il avait suivi la première fois qu’il était venu et arriva à la vieille salle de projection, servant de lieu de réunion. Il entrouvrit prudemment la porte et jeta un coup d’œil à l’intérieur : il n’y avait qu’une dizaine de truands installés dans les fauteuils ; ce n’était certainement qu’une réunion entre grosses légumes.
De l’estrade monta la voix de Jacques Lavina, le second de Lescarre :
— Maintenant que nous possédons les photographies, Daubet ne pourra plus refuser de nous obéir. Le premier fonctionnaire français discutant le bout de gras avec deux racketteurs notoires, ce serait plutôt mauvais pour son image de marque. Et même en admettant qu’il choisisse – par un sursaut d’honnêteté mal placée –, de se retrouver au banc de l’infamie, nous pourrions rendre publics les documents relatant ses aventures extra-conjugales. Daubet se retrouverait seul et sans rien. Moi, d’ailleurs, à sa place je me suiciderais…
Un éclat de rire général salua cette déclaration et Lavina reprit :
— L’opération est pour dans une semaine et vous devrez impérativement tous être prêts. Nous savons que Guernot est également sur le coup mais compte tenu des moyens de pression que nous possédons, Daubet ne pourra que nous favoriser. N’est-ce pas, monsieur Lescarre ?
— C’est exact ! dit la voix chevrotante de Lescarre.
— Dès que nous aurons réussi, enchaîna Jérôme Martin, le blondinet, nous aurons définitivement acquis la supériorité sur Guernot et rien de ce qu’il fera ne pourra plus nous inquiéter. Dans une semaine, nous serons les maîtres incontestés de Paris et, à court terme, du pays tout entier…
« C’est ça ! pensa John Wayne. Et demain : le monde ! On connaît le refrain… »
— Et tout cela, continuait Martin, nous le devons à l’ingéniosité de François Lescarre. Je pense que nous pouvons lui rendre hommage…
Un crépitement d’applaudissements s’éleva dans la salle.
Les truands n’ayant jamais eu le triomphe modeste, John Wayne s’attendait à ce que Lescarre se fende d’un petit discours victorieux, mais ce fut au contraire Lavina qui reprit la parole :
— La séance est levée, messieurs ! Trouvez-vous ici demain soir pour recevoir d’autres instructions, mais cette nuit amusez-vous ! Vous n’aurez plus le loisir de le faire avant une semaine…
John Wayne attendit patiemment que les truands vident les lieux, suivis de Lavina, et alors que seuls restaient dans la salle de projection Lescarre et Martin il poussa la porte et braqua son revolver sur les deux hommes.
— Ne bougez pas et taisez-vous ! dit-il. Asseyez-vous, nous avons à causer…
Lescarre obéit sans réagir. Martin, par contre, fixa l’exécuteur d’un regard noir et aboya :
— Qui êtes-vous ?
— J’ai dit : la ferme ! fit John Wayne en agitant son arme. Si ça t’amuse de le savoir, je suis le type qui a bousillé ton patron il y a quelques jours. Par la même occasion, je suis quelqu’un qui aimerait bien comprendre quelque chose à la situation et qui compte fortement sur toi pour tout lui expliquer. Assis !
Martin s’exécuta, une grimace qui se voulait menaçante aux lèvres.
— Martin ! Qu’est-ce que tu fous ? beugla la voix de Lavina à l’extérieur de la salle.
— Réponds ! intima John Wayne à l’interpellé, et tâche d’avoir l’air naturel !
— J’arrive ! fit le blondinet. Je te rattraperai plus tard.
Un claquement de porte annonça à la cantonade que les trois hommes étaient désormais seuls dans le cinéma. Lescarre n’avait toujours pas bougé et l’exécuteur s’étonnait de ce comportement : pour un homme qui l’avait supplié de l’épargner la dernière fois qu’ils s’étaient trouvés face à face, il paraissait affronter les choses avec une extraordinaire sérénité. Son manque d’élocution lui-même était une surprise : cet homme avait changé…
— J’ai deux questions à vous poser, dit John Wayne. Quelle est l’opération que vous préparez pour dans une semaine ? Et pourquoi le gros porc ici présent est-il encore en vie ?
— Tu peux crever ! cracha Martin.
L’exécuteur secoua tristement la tête devant un tel manque de collaboration et tira une balle dans l’épaule du blondinet qui poussa un hurlement de douleur et porta la main à sa blessure. Lescarre n’avait même pas sursauté.
— Il y a six balles dans mon barillet, dit John Wayne. Ça m’en laisse cinq à disperser un peu partout dans ta carcasse avant de te finir. Par contre, si tu parles, je déciderai peut-être de t’épargner. Pigé ?
Martin hocha lentement la tête.
— Parfait ! s’exclama l’exécuteur. Commençons par la deuxième question : je vais même pousser la gentillesse jusqu’à t’aider : le Lescarre que j’ai abattu l’autre jour était un androïde très perfectionné. Vrai ou faux ?
— Complètement faux ! dit Martin. C’était bel et bien le véritable François Lescarre et il n’y a aucun doute sur sa mort. Lorsque nous l’avons découvert, Lavina et moi, le lendemain matin, nous avons cru que tous nos projets s’effondraient : sans Lescarre, les hommes ne nous suivraient jamais. Il n’en avait pas l’air, le gros, mais il possédait une sorte de magnétisme qui galvanisait tous les truands sous ses ordres. Alors nous avons effectivement pensé à cet androïde que Lescarre avait fait faire pour apparaître à sa place dans certains endroits qu’il jugeait malsains pour sa santé. Mais, bien sûr, cette machine n’est pas capable de faire des discours – tout juste de balbutier deux ou trois mots enregistrés – et nous avons été obligés d’improviser, de bluffer à mort pour que les autres ne se doutent de rien. Ce serait très mauvais pour leur moral…
John Wayne désigna Lescarre, toujours immobile sur son fauteuil.
— Tu veux dire que le truc que j’ai en face de moi est un androïde ?
Sans répondre Martin glissa la main sous la nuque de son ex-chef. Il y eut un petit claquement sec et Lescarre s’affaissa sur lui-même, le regard vide et les bras ballants.
— O.K., dit l’exécuteur. Maintenant passons à votre fine opération. Je t’écoute…
Martin fit une grimace et baissa la tête. Visiblement il répugnait à parler. John Wayne sifflota joyeusement les premières mesures de la Marche funèbre de Chopin et releva de nouveau le chien du revolver. Martin fit un geste préventif pour l’empêcher de tirer.
— Ça va, je vais te le dire. Nous allons assassiner un personnage important du gouvernement.
— Qui ?
— Le président de la République française, ricana Martin. Tant qu’à faire, autant s’attaquer au plus puissant, non ? Celui qui nous gouverne en ce moment est stupidement intègre, même si c’est un incapable. S’il sait voir où est son intérêt, le prochain ne sera sûrement pas incorruptible et, à travers lui, nous aurons les mains libres.
— Et Daubet, là-dedans ?
— Pour que notre opération soit efficace, personne ne doit pouvoir prouver que nous en sommes les auteurs. En conséquence nos hommes doivent s’échapper, coûte que coûte. Dans une semaine, nos assassins, après avoir descendu le président pendant le rituel défilé du Quatorze Juillet où il doit prendre place – fonceront dans la première station de métro et monteront dans une rame qui les attendra et démarrera aussitôt pour foncer jusqu’au terminus sans s’arrêter dans aucune station. Les flics n’auront aucun moyen de les rattraper…
— Et Daubet est la seule personne capable de manipuler les aiguillages de façon à ce que vos hommes arrivent à destination en un seul morceau. D’où le chantage ?
— Tout juste, acquiesça Martin. Nous l’avions contacté et lui avions offert de l’argent pour nous aider, sans préciser le but recherché bien sûr. Devant son refus nous avons dû nous y prendre autrement.
— Pas mal imaginé, approuva John Wayne. Dommage que votre histoire ne tienne pas debout…
— Je jure que c’est la vérité ! s’écria Martin.
— T’excite pas ! Ton histoire est stupide pour une bonne raison : pourquoi iriez-vous inventer quelque chose d’aussi compliqué et prendre des risques alors qu’un simple coup de fil à l’organisation vous aurait fourni un tueur anonyme et expérimenté ?
Martin laissa échapper un petit rire bref.
— Nous avons téléphoné à ton organisation, exécuteur, crois-le bien ! Et nous avons essuyé un refus !
— Comment ? cria John Wayne. L’organisation n’a jamais refusé un contrat…
— Il y a un commencement à tout, railla Martin. Je m’étonne que l’on ne t’ait pas mis au courant.
— Je te crois, dit l’exécuteur. On ne ment pas quand on a un Colt en face des yeux. Pour te remercier de ta franchise je vais te faire une confidence : votre petit coup ne se fera pas. Daubet a eu un regrettable accident, chez lui, ce matin…
— Un accident ? Quelle sorte d’accident ?
— Une balle perdue ! fit John Wayne. Je serais étonné que votre chantage ait sur lui une prise quelconque là où il se trouve maintenant.
— Tu en as trop fait, exécuteur, dit Martin d’une voix menaçante. Nous ne te laisserons pas t’en tirer comme ça…
— Encore faudrait-il que tes camarades sachent qui je suis et ce n’est pas toi qui le leur diras…
John Wayne tira une balle au niveau du cœur de Martin et tandis que celui-ci rendait le dernier soupir, il sortit tranquillement du cinéma.
C’était la première fois qu’il supprimait un homme sans en avoir reçu l’ordre et il sentit que ce geste allait marquer un changement dans ses relations avec l’organisation…
Gisèle vint s’asseoir sur les genoux de John Wayne et lui déposa un fugace baiser dans le cou. Il passa machinalement la main au creux de la masse soyeuse des cheveux de la jeune femme.
— Tu as l’air bizarre. C’est ta conscience qui te travaille ?
L’exécuteur poussa un soupir d’énervement.
— Arrête un peu avec ça, tu veux ? La seule chose que me dit ma conscience en ce moment, c’est que je me suis fait avoir de tous les côtés et par tout le monde. C’est une chose très désagréable…
Gisèle s’écarta de lui d’un bond léger et virevolta en chantonnant gaiement un air démodé.
— Le puissant exécuteur vient enfin de s’apercevoir qu’il n’est pas aussi puissant qu’il voulait le croire, dit-elle. Le puissant exécuteur comprend qu’il n’a joué que le rôle du pavé dans la mare et maintenant que les premiers remous ont disparu, la mare se referme sur lui et l’engloutit.
John Wayne attrapa son poignet au vol et la tira brusquement à lui.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? fit-il durement. Tu sais quelque chose que j’ignore ? Ton cher père t’a fait des confidences ?
— Tu me fais mal ! dit-elle en tentant de dégager son poignet. Tu me fais mal ; lâche-moi, John Wayne.
Il lui obéit avec une grimace dégoûtée.
— J’ai l’impression que le monde entier cherche à me cacher quelque chose aujourd’hui, dit-il, que je suis manipulé comme un foutu pantin téléguidé…
Gisèle caressa doucement la joue mal rasée de l’exécuteur, d’un revers de main, et y posa ses lèvres fines et entrouvertes pour une brève caresse humide.
— Je sais ce qu’il te faut, murmura-t-elle. Le meilleur remède jamais inventé contre les crises de paranoïa galopante.
Elle fouilla dans son manteau et en ramena une petite boîte métallique carrée, scellée par un ruban de sparadrap qu’elle arracha fébrilement. La boîte s’ouvrit, révélant deux fines seringues, aux aiguilles masquées par un étui de plastique opaque, et deux ampoules de verre emplies d’un liquide incolore.
— Chanvrine ? devina John Wayne en se remémorant les paroles de Guernot lors de leur première rencontre. Il n’aurait pas cru que cela pouvait se présenter ainsi : sa sensibilité d’un autre âge lui renvoyait, lorsqu’il songeait aux drogues dures, des images de poudre blanche et de préparation longue et minutieuse. Mais avec ces deux minuscules ampoules, le charme un peu vénéneux attaché au nom de la chanvrine s’estompait, et en même temps disparaissait la peur…
— Chanvrine ! confirma Gisèle. Tu en as déjà pris ?
Il secoua la tête. Non, il n’en avait jamais pris et il n’avait pas l’intention d’en prendre, même en ce moment, même avec elle. Il avait toujours considéré la drogue comme un refuge artificiel et dérisoire, un peu finalement comme la musique et les films des temps héroïques qu’il entassait dans le studio : un plaisir égoïste que l’on ne peut que goûter en solitaire, en se laissant emporter par des vagues de bien-être imperméables aux autres…
Gisèle défit la ceinture de cuir qui serrait sa robe à la taille et la reboucla autour de son bras gauche, comprimant le biceps en faisant ressortir ses veines bleutées.
John Wayne remarqua les nombreuses petites marques rouges qui parsemaient sa peau, à la saignée du coude : elle ne se droguait certainement pas qu’occasionnellement…
Elle saisit l’une des seringues, décalotta l’aiguille et, après avoir brisé l’extrémité d’une ampoule, en aspira le contenu en tirant sur le piston. Dix millilitres de solution diluée prête à l’emploi…
— Tu es vraiment obligée de faire ça ici ? demanda John Wayne sans pouvoir détacher ses yeux de la seringue.
Pour toute réponse, Gisèle lui lança un sourire en forme de fleur épanouie, et sans hésiter planta l’aiguille dans sa veine la plus apparente. Au moment où l’acier pénétra sa chair elle poussa un petit gémissement dont nul n’aurait pu dire s’il était de plaisir ou de douleur puis, lentement, en respirant profondément elle s’injecta le liquide.
D’une main qui tremblait un peu, elle reposa la seringue au fond de la boîte et arracha son garrot improvisé. Elle ferma les yeux un instant, prit une longue inspiration puis tendit la boîte métallique vers l’exécuteur.
— À toi ! murmura-t-elle, nous partirons ensemble…
— Non, je n’y tiens pas…, fit-il d’une voix mal assurée.
— Ne sois pas bête, fit Gisèle en pouffant de rire. Ce n’est pas un shoot qui te rendra toxicomane et on sera tellement bien tous les deux. Nous rêverons les mêmes mirages… Allez ! Laisse-toi faire…
Elle saisit la deuxième seringue et la remplit mais comme elle l’approchait du bras de John Wayne il arrêta son geste et lui prit l’instrument des mains.
— Laisse ! Je vais le faire moi-même, dit-il. Tu trembles tellement que tu raterais la veine…
Il récupéra la ceinture là où elle l’avait jetée et enserra son bras, faisant naître des milliers de picotements dans l’extrémité du membre à la circulation sanguine enrayée. Il poussa légèrement le piston de la seringue pour être sûr de ne pas s’injecter un peu d’air en même temps que la chanvrine et tourna l’aiguille vers son bras : la gueule fendue d’où luisait une goutte de liquide un peu visqueux semblait le narguer, lui lancer un défi.
D’un geste brusque il planta l’aiguille, tombant par miracle au centre d’une veine. Sans attendre il poussa le piston à fond, méprisant la douleur qui prenait possession de son bras et jeta au loin la seringue et le garrot.
Le rire de Gisèle résonna à ses oreilles comme les prémices d’un tremblement de terre, cascadant joyeusement parmi tous les objets les entourant, vrillant dans son cerveau un déséquilibre angoissant. Elle avait retiré sa robe et, renversée en arrière sur le lit, entièrement nue, elle riait à gorge déployée… Son corps menu se contorsionnait de droite et de gauche au rythme syncopé de ses inflexions de voix, lui faisant exécuter une extraordinaire danse du ventre à la gloire de la chanvrine.
Elle riait et brusquement John Wayne s’aperçut qu’il riait avec elle, qu’ils joignaient leur voix dans un concert de gaieté falsifiée…
Le bras de l’exécuteur lui faisait encore un peu mal, là où il avait injecté le liquide mais il ne s’en préoccupait pas : il ne pensait qu’au bonheur, le bonheur d’être là, le bonheur d’être lui et le bonheur d’être avec elle. Il se rendait soudain compte qu’il n’était en fait qu’un condamné en sursis, un homme dont on s’était servi pour jouer un rôle, qui l’avait joué à la perfection et qui, maintenant, ne pouvait plus que mourir, se laisser entraîner sur la douce pente du trépas. Rien ne pouvait le sauver et pourtant sa seule préoccupation était de tenir Gisèle dans ses bras, de la serrer, de la serrer fort et de lui faire l’amour…
Il se leva d’un bond et sentit d’un seul coup l’impact d’une formidable gifle contre son visage, un coup sec et rageur qui le renvoya d’autorité à terre en lui faisant croire que sa tête explosait. Ses paupières se firent lourdes et il sombra dans l’obscurité… Un nuage de coton ouaté le recouvrait, s’écrasant sur lui en une lente chute inexorable, s’infiltrant vicieusement dans les moindres interstices de son corps, traversant sans mal la fine protection de ses vêtements pour se poser sur sa peau, pénétrant ses pores et circulant dans ses artères, poussé par les battements de son cœur, de plus en plus vite, de plus en plus fort.
Filtrant au-travers de ses paupières closes comme un rayon de lumière dans un voile translucide, une explosion de clarté se fraya un chemin jusqu’à sa rétine, y faisant naître une intense brûlure qui s’imprimait dans sa chair telle la marque d’un fer chauffé au rouge.
Et là, en surimpression sur la lumière, se profilait une ombre à la forme imprécise qui devenait plus grosse et plus impressionnante à chaque seconde qui passait.
— Je suis l’organisation, dit l’ombre en déroulant un tentacule velu dans la tête de John Wayne. Qui es-tu, toi ?
— Je suis un exécuteur, dit-il. Je suis un homme libre !
L’ombre monstrueuse fit un bond en arrière et se recroquevilla sur elle-même, se liquéfiant en exhalant des relents de pourriture, secouée par des sursauts spasmodiques qui auraient pu passer pour un rire.
— Tu n’es pas un homme libre, John Wayne, gargouilla l’ombre. Tu ne l’as jamais été. Peux-tu te souvenir d’une seule action accomplie de ton propre chef ?
— OUI, hurla-t-il, des centaines, des milliers d’actions.
Les tentacules de l’ombre se refermèrent lentement autour du cerveau de John Wayne, l’enserrant de leurs rets en le comprimant douloureusement.
— Je suis l’organisation, ricana l’ombre. Je te dicte ta conduite et tu m’obéis. Sans moi tu ne serais rien ; sans moi tu mourrais ; jure-moi allégeance à nouveau ! Je te l’ordonne !
— NON. Je suis libre ! Je ne te servirai jamais plus : tu peux me tuer, tu peux briser mon esprit ; je ne te laisserai plus manipuler ma vie…
L’ombre explosa, dispersant des milliers d’éclats dans le corps survolté de John Wayne, le forçant malgré lui à ouvrir les yeux.
La réalité tanguait, comme un bateau dément entraîné par des flots en furie.
Fichée au pied du magnétoscope, la seringue qu’il avait jetée semblait se moquer de lui, vibrant d’avant en arrière, tel un pendule magnétique au sein d’un champ d’énergie.
Sur le lit, les contours imprécis du corps de Gisèle se dissolvaient lentement, mêlant leur éclat bronzé au rouge enfiévré de la couverture de laine.
John Wayne rassembla les derniers restes de sa volonté pour se mettre en mouvement : avancer d’abord une main, puis une jambe, et l’autre main, et ramper ainsi en s’aidant des ongles et des dents, griffant son visage sur la matière rêche et irritante de la moquette… Une éternité passa ainsi, avant qu’il ne sentît sous ses doigts l’armature métallique du sommier aux mailles entrelacées. Il y riva sa main et, la respiration le quittant peu à peu, il se hissa sur le lit à la force du poignet. Epuisé par ce dernier effort, il s’effondra sans bouger, le visage enfoui dans la chaleur épaisse de la couverture.
Sous sa peau, le cocon ouaté s’enflait démesurément, cherchant à s’échapper et l’entraînant à sa suite dans une valse tourbillonnante et endiablée.
Un frais contact sur sa nuque le fit sursauter et instinctivement il se retourna sur le dos, cherchant à s’enfuir pour retrouver la douceur envoûtante de la drogue.
Les lèvres de Gisèle se posèrent sur le cou de l’exécuteur, y apposant des milliers de petits baisers rapides, qui se muaient sur sa peau en de minuscules piqûres au venin brûlant, tandis que sa main déboutonnait sa chemise et se glissait sur sa poitrine en une douce caresse appuyée.
John Wayne ouvrit les yeux brusquement : la bouche de Gisèle fondit sur la sienne et il se sentit englouti dans un gouffre sans fond, à l’entêtante odeur de miel. Une vigueur nouvelle puisa dans ses membres et il renversa la jeune femme en arrière. Ils roulèrent enlacés sur la couverture couleur de sang avant qu’un mouvement de trop ne les expédie au bas du lit ; John Wayne atterrit sur le dos, étouffa un cri de douleur et se retrouva allongé en chien de fusil, se recroquevillant en appelant de toutes ses forces un sommeil fuyant.
Mais Gisèle n’avait pas envie de dormir, loin de là. Elle s’allongea d’autorité sur lui et leurs lèvres se soudèrent de nouveau alors qu’elle achevait de le déshabiller – attouchements à la fois tendres et précis. Et malgré sa fatigue, lorsqu’il sentit les seins de la jeune femme se comprimer sur sa poitrine et les hanches rondes s’écraser sur les siennes, John Wayne ne put s’empêcher de poser fermement ses mains sur la taille de Gisèle et de se laisser entraîner là où elle voulait arriver…
Violence, chaleur et tendresse, le plaisir le submergea totalement alors que les ongles de Gisèle s’incrustaient dans sa peau. Ensuite ce fut le trou noir, ce repos que tout son corps et tout son esprit appelaient à l’aide depuis des siècles…
La sonnerie du téléphone s’élança dans les airs, déchirante et douloureuse, et pour faire cesser les images sanglantes qu’elle provoquait dans un repli enfoui de son cerveau, John Wayne se força à ouvrir les yeux. Il tenta de se mettre debout mais même si sa vision des choses était redevenue parfaitement nette, il avait encore les jambes dangereusement flageolantes.
Plus habituée que lui aux effets de la chanvrine, Gisèle avait déjà bondi sur ses pieds et empoigné le combiné.
— Ne quittez pas, je vous le passe ! dit-elle d’une voix douce à son interlocuteur.
Elle aida John Wayne à se relever, lui déposa un délicat baiser sur le front en guise de bonjour et le poussa fermement vers le récepteur.
— Allô ? fit-il d’un ton pâteux en portant l’écouteur à son oreille.
— Agent John Wayne ?
Il eut l’impression que toute la misère du monde s’abattait sur ses pauvres épaules ; l’organisation choisissait bien son moment pour lui confier une nouvelle mission : il ne se sentait même pas en état d’écraser un moucheron sous son talon. C’était à croire que tous les autres exécuteurs étaient morts et qu’il ne restait que lui pour faire le boulot…
— C’est moi ! confirma-t-il avec un sourire. Et j’accepte d’avance le travail dont vous allez me charger…
Ses velléités de liberté provoquées par la drogue étaient bel et bien enfuies…
— Fort bien, fit la secrétaire, cette mystérieuse créature dont il ne connaissait que la voix. Nous gagnons du temps : la personne que vous devrez éliminer cette fois se nomme…
La secrétaire récita les noms et adresse de la victime sur un ton monocorde et impersonnel puis lui souhaita bonne chance. John Wayne raccrocha sans formule de politesse : il avait besoin de s’asseoir...
En face de lui, Gisèle finissait d’agrafer sa robe : elle semblait parfaitement remise de leur petit voyage psychédélique.
— Mauvaise nouvelle ? fit-elle sans lever les yeux.
Il ne répondit pas et, l’aurait-il voulu qu’il n’y serait certainement pas parvenu. Ses facultés de réflexion et ses fonctions motrices lui semblaient tout à coup anéanties, réduites à rien par une simple communication téléphonique.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda Gisèle en faisant un pas vers lui.
Il la contempla : c’était la femme avec qui il avait fait l’amour pendant la nuit ; c’était la femme à laquelle il pensait sans arrêt depuis quelques jours, celle pour qui il aurait accepté de faire n’importe quoi. C’était la plus belle femme du monde et, au-delà de tout, c’était la femme qu’il aimait.
— J’ai reçu l’ordre de te tuer ! dit-il.
Gisèle le regarda un instant sans comprendre, croyant sans doute à une plaisanterie, puis à mesure qu’elle se rendait compte qu’il disait la vérité, ses yeux s’écarquillèrent et une lueur apeurée passa dans leur éclat bleuté.
— Et… et tu vas le faire ? fit-elle dans un souffle.
John Wayne hésita une fraction de seconde et ce fut une réponse suffisante : Gisèle claqua la porte du studio derrière elle et il l’entendit dévaler les escaliers…
La demande d’exécution venait certainement de la bande de Lescarre : ils avaient tenté de se servir de Gisèle une fois, ils pouvaient fort bien recommencer. La mort de sa fille serait indéniablement un coup fatal pour Romain Guernot. Maintenant que la grande affaire était momentanément anéantie, la lutte reprenait à zéro : tous les coups, même les plus mesquins, redevenaient d’actualité.
John Wayne finit de nouer son holster sur sa cuisse et décrocha le téléphone, formant le numéro de Tara sur le cadran.
À l’autre bout du fil, la sonnerie résonna une dizaine de fois et, au moment où il allait raccrocher, quelqu’un répondit :
— Oui ?
— Tara ? C’est Marc. Est-ce que tu as vu Gisèle Guernot ?
Il y eut un claquement sec et le timbre lancinant – témoin d’une ligne occupée – se mit à retentir, John Wayne reposa le combiné sans ménagements et se précipita dehors ; si Tara refusait de parler, cela ne pouvait signifier qu’une chose : Gisèle était passée la voir, y était peut-être encore, et lui avait raconté qu’il était à ses trousses pour l’abattre. Elle avait véritablement l’air de croire qu’il serait capable de le faire et, à première vue, elle avait aussi réussi à en convaincre Tara.
John Wayne cracha deux ou trois jurons à l’adresse des passants qui lui bouchaient le passage et se précipita dans le métro : Champerret… Pas vraiment la porte à côté pour aller au Châtelet. Il lui fallut un peu moins d’une demi-heure pour déboucher en face du vieux théâtre et pour y pénétrer en courant.
Tara n’était pas dans sa loge.
L’exécuteur se rua dans l’ascenseur interdit au public et descendit jusqu’au rez-de-chaussée, arrivant sans encombre dans les coulisses. De l’endroit où il se trouvait il avait une vue parfaite de la scène et il constata qu’effectivement Tara faisait son numéro : toujours la même chanson, toujours la même indifférence des clients…
Lorsqu’elle sortit de scène, elle se retrouva face à John Wayne et les couleurs désertèrent lentement son visage.
— Où est Gisèle ? dit-il. Elle est venue ici, n’est-ce pas ?
Tara lui tourna le dos et fit mine de s’éloigner. Il la rattrapa et la força à le regarder.
— Où est-elle, Tara ? Tu dois me le dire !
— Pour que tu puisses la tuer, Marc ? dit Tara d’une voix où ne perçait curieusement aucune émotion.
John Wayne la saisit aux épaules.
— Ecoute-moi ! dit-il. Gisèle et moi avons passé la nuit ensemble, et ce n’était pas la première fois. La seule chose que je souhaite vraiment est de passer avec elle toutes les nuits qui me restent à vivre. Je l’aime, Tara, est-ce que tu arrives à comprendre cela ? Je l’aime !
Tara baissa les yeux.
— Je ne sais pas quoi te dire, Marc. Quand elle est venue ici, elle crevait de trouille. Elle est convaincue que tu vas la tuer.
John Wayne souleva le menton de la chanteuse du bout des doigts et lui sourit.
— Et toi, qu’est-ce que tu en penses ?
— Moi, je n’en sais rien. Il y a dix ans j’aurais juré que tu ne serais pas capable de la tuer. Il y a dix minutes, j’aurais juré que tu la tuerais sans hésiter.
Maintenant je ne sais plus : depuis que tu t’es affublé de ce nom stupide et que tu es devenu ce que tu es, je n’arrive pas à te cerner. Je ne te connais plus, Marc ; tu es pour moi comme un étranger et je suis parfaitement incapable de prévoir tes réactions. Tu la tueras peut-être, ou peut-être pas ; il ne m’appartient pas de le savoir…
— Je ne la tuerai pas, Tara. Dis-moi où elle est…
Tara secoua la tête et se détourna de John Wayne.
— Elle ne m’a pas dit où elle allait. Quand tu as téléphoné elle s’est affolée et elle est sortie de la loge en courant : à mon avis, elle a dû rentrer chez elle ; c’est encore ce qu’elle avait de mieux à faire.
La villa de Guernot n’avait pas changé : toujours aussi imposante et toujours aussi blanche. John Wayne sortit de derrière le chêne qui lui servait de paravent et, courbé en deux, courut sur une dizaine de mètres pour se dissimuler contre le mur gauche de la villa. À première vue, personne ne l’avait vu arriver. La sentinelle qui gardait la lourde grille de fer forgé protégeant l’entrée du parc n’avait eu que le temps de s’apercevoir de sa présence avant de se retrouver en train d’agoniser dans la terre brune et friable.
La secrétaire de l’organisation avait donné à John Wayne l’adresse de la villa et il redécouvrait avec amusement tous les endroits qu’il avait parcourus la première fois, à moitié endormi par le coup qu’il avait reçu sur la tête.
Il allait s’avancer vers la porte principale quand des bruits de voix le firent battre en retraite : quelqu’un sortait…
— Tu as bien compris, Gilbert, disait la voix de Guernot, je te rends personnellement responsable de ce tueur. Si tu ne réussis pas à le supprimer, tu pourrais bien ne pas vivre assez longtemps pour le regretter.
— Ne vous inquiétez pas. Je sais où le trouver et je ne le raterai pas. D’ici quelques heures, John Wayne sera mort !
Le gorille monta dans la Mercedes garée devant la porte, démarra et se dirigea vers la sortie du parc. John Wayne se félicita d’avoir dissimulé le cadavre du garde : ainsi Gilbert penserait à un simple abandon de poste, se promettrait de faire un rapport mais ne songerait pas à faire demi-tour. Et une fois à l’extérieur, il pouvait toujours essayer de trouver l’exécuteur !
Guernot rentra dans la villa et silencieusement John Wayne lui emboîta le pas. Il vit le vieux truand disparaître dans la bibliothèque où on l’avait emmené la première fois et, après une rapide pause devant la porte de celle-ci pour vérifier que Guernot n’aurait pas la mauvaise idée de ressortir, il commença de monter les marches d’un escalier de marbre – recouvert d’un tapis bleu turquoise – qui menait au premier étage.
Il déboucha dans un large hall aux murs tendus de soieries ayant des allures orientales. La chambre de Gisèle était certainement dissimulée par l’une des trois portes ouvragées qui présentaient à John Wayne leurs sculptures, comme pour le défier de les pousser. Il ne pouvait pas se permettre de se tromper : s’il tombait sur une salle remplie de truands, il ne lui resterait plus beaucoup de chances d’avoir une conversation privée avec Gisèle, même en admettant qu’il en sorte vivant. Il lança mentalement un dé à trois faces qui retomba sur le chiffre « deux » : la porte d’en face, donc ; pourquoi pas ?
La poignée tourna presque d’elle-même et John Wayne pénétra dans une petite pièce lumineuse qui pouvait effectivement être la chambre de Gisèle si on en jugeait par le couvre-lit brodé et l’ours en peluche un peu défraîchi qui y trônait : un souvenir d’enfance dont elle n’avait pas pu se détacher…
Mais la jeune femme n’était pas là ; peut-être après tout n’était-elle pas revenue chez elle : si elle croyait vraiment l’exécuteur acharné à sa perte, elle avait sûrement choisi un endroit où il ne penserait pas à la chercher, malgré la chaleur de la maison familiale et la protection des tueurs de papa.
Au moment où John Wayne allait sortir, avec le sentiment d’avoir pris des risques pour rien, il entendit des pas retentir dans l’escalier – des chaussures à talons hauts. Il se plaqua contre le mur, derrière la porte…
Quelques secondes plus tard, vêtements et chevelure en désordre, Gisèle entra…
Quand elle aperçut John Wayne, une lueur d’incrédulité passa dans son regard, puis elle ouvrit la bouche comme si elle allait crier. Il la saisit à bras-le-corps et son appel s’étouffa au creux de la paume de la main de l’exécuteur. Elle se débattait, frappant sur la poitrine de John Wayne de toute la force de ses poings et cherchant à mordre les doigts qui la bâillonnaient.
— Arrête ! dit-il. Je veux juste te parler…
Elle le regarda bien en face, comme pour juger de son degré de sincérité – ses yeux rougis avaient versé des larmes peu de temps auparavant – et cessa enfin ses contorsions. John Wayne relâcha son étreinte progressivement. Elle ne cria pas !
— C’est mieux, approuva-t-il. Je te fais peur à ce point-là ? Après ce que nous avons vécu ensemble ?
Gisèle éructa un petit rire sans joie et s’écarta de lui.
— Ne me fais pas marrer, dit-elle. Tu ne vas quand même pas me faire le coup du grand amour ? Pas toi ! Dis-moi ce que tu veux : que mes manières t’amusent, que ma chanvrine est bonne, que tu me trouves agréable à regarder ou même que ça t’amuse de coucher avec la fille d’un ennemi, mais ne me dis pas que tu m’aimes. Je ne le croirais pas !
— Je l’ai déjà dit, pourtant ; et toi aussi tu l’as dit…
— Eh bien, je ne le pensais pas ! cracha-t-elle. Comment crois-tu qu’une fille puisse aimer un type dans ton genre ? Je ne suis restée avec toi que pour une seule et unique raison : je voulais tenter de savoir pourquoi tu m’avais sauvé la vie l’autre jour, pourquoi tu m’avais mise à l’abri sans rien me demander en échange ; toi, un tueur, un assassin sans cœur et sans âme, tu te montrais brusquement capable d’une action humanitaire et ça m’intriguait. Je t’ai toujours dit que mes motivations étaient d’ordre purement expérimental, non ?
— C’est vrai, dit John Wayne. Mais je prenais ça comme une blague, quelque chose comme du comique de répétition…
— Tâche de te fourrer dans la tête que c’était la pure vérité. Et d’ailleurs ça a marché : je crois que j’ai compris comment fonctionne ton cerveau, mon petit John Wayne : tu es fou, complètement fou ! Tu n’avais aucune raison de me sauver : c’était de ta part un acte absolument gratuit et déraisonnable. Un acte de fou…
— Et pour comprendre cela tu avais besoin de me faire marcher comme tu l’as fait ?
— Oui ! Oui, oui et oui ! dit-elle en hurlant presque, parce que la seule manière que j’avais de justifier ma conduite envers moi-même et de ne pas me prendre pour une petite pute était de me dire que ce que je faisais était en fait une sorte de vengeance. En te faisant du mal à toi, je rendais une sorte d’hommage posthume à tous ceux que tu as assassinés…
Sa voix vibrait d’une colère qu’elle avait retenue en elle depuis des jours et qui venait enfin de trouver une issue.
John Wayne sentit que la dernière planche à laquelle il avait tenté de se rattraper était pourrie et qu’elle s’effritait d’un seul coup.
Profitant du désarroi de l’exécuteur, Gisèle se rua sur sa table de chevet, ouvrit un tiroir et y plongea la main qu’elle retira aussitôt, armée d’un petit Derringer prêt à l’emploi.
— Et maintenant je vais te tuer, John Wayne, dit-elle en braquant l’arme sur lui. Je vais te tuer avant que tu ne me tues…
— J’en ai reçu l’ordre mais ça ne veut pas dire que je le ferai, dit-il avec un sourire.
— Pas de baratin, s’il te plaît : tu es un exécuteur mandaté par l’organisation. On n’a encore jamais entendu parler d’un exécuteur ayant abandonné sa proie vivante volontairement. Tu es une machine, une machine à tuer : si on te demandait d’abattre ta propre mère, tu le ferais sans le moindre remords !
John Wayne riva son regard à celui de la jeune femme : elle était déterminée à le faire et à une si faible distance elle ne risquait pas de le rater, même avec le léger tremblement agitant sa main. Elle était toujours aussi belle, malgré la haine déformant son visage, et elle avait raison : il était un exécuteur, il n’avait rien pour inspirer l’amour et il avait été fou de croire le contraire…
— Vas-y, tire ! dit-il. Je ne chercherai même pas à te prendre de vitesse. Tire ! Ce n’est pas si compliqué : il suffit de presser la détente du bout de l’index et le coup part.
Les muscles du visage de Gisèle se tendaient de plus en plus. Tout son corps se mobilisait pour tenter d’accomplir cette seule action : lui envoyer un petit projectile de plomb dans le cœur. Mais le père de la jeune femme ne lui avait visiblement pas enseigné son métier : elle hésitait, elle hésitait beaucoup trop…
— Tu vois, dit John Wayne, ça a l’air facile comme ça, mais on s’aperçoit vite que ce n’est pas évident d’abattre quelqu’un de sang-froid, en le regardant dans les yeux. Surtout quelqu’un qu’on connaît, même si le seul sentiment qu’on éprouve pour lui est la haine !
Le doigt de Gisèle se crispa encore un instant sur la détente puis elle laissa retomber son bras le long de son corps en poussant un soupir dégoûté.
— Tu as raison, John Wayne, je n’y arrive pas…
Il dégaina et lui logea une balle entre les deux yeux.
— Moi, j’y arrive assez bien, dit-il. Question d’habitude…